La guerre sans fracas : Fabien Mandon face à la puissance, l'économie et au vertige des civilisations à l’heure du réarmement mondial
- L'ÉPOQUE PARIS

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L'ÉPOQUE - Il existe des phrases qui ne provoquent pas de scandale, mais des déplacements tectoniques. Lorsqu’un chef militaire français évoque publiquement la possibilité d' « accepter de perdre nos enfants », il ne parle pas de stratégie : il parle de métaphysique. Cette affirmation du général Fabien Mandon rompt une fiction qui structurait l’Occident depuis un demi-siècle : celle d’une paix devenue condition naturelle des sociétés développées. La France ne se prépare pas à la guerre. Elle se prépare à vivre sans l’illusion que la paix soit un état spontané. Ce que nous observons n’est pas une militarisation conjoncturelle. C’est un changement d’ontologie politique.
21.11.2025 © L'ÉPOQUE PARIS
Par Nereides de Bourbon

Le réarmement français : un aveu de vulnérabilité
Un État qui consacre une part croissante de sa richesse à sa capacité de défense ne manifeste pas une ivresse de puissance, mais une lucidité nouvelle face au chaos du monde. Réarmer, ce n’est pas provoquer. C’est reconnaître que le droit ne suffit plus, que la norme ne protège pas, que le commerce n’apaise pas tout. Le budget militaire devient un indicateur existentiel. Il mesure la quantité d’angoisse incorporée dans une civilisation.
Europe : l’économie de guerre comme dernier projet industriel
L’Europe ne se réarme pas seulement pour se défendre, mais pour se réinventer.
L’Allemagne recompose son industrie autour de la défense. La Pologne se transforme en rempart armé du continent. Les pays baltes, nordiques, méditerranéens accélèrent leurs investissements. Mais derrière la géopolitique se cache une vérité plus nue : les démocraties européennes ne savent plus produire de grands récits économiques mobilisateurs.
La transition écologique peine à créer un imaginaire commun. La révolution numérique s’est abstraite. La défense, au contraire, rétablit la matérialité : acier, chaînes de production, ingénieurs, arsenaux, cybersécurité, spatial, intelligence artificielle.
L’ « économie de guerre » devient un keynésianisme armé : la dernière politique industrielle crédible de l’Europe.
L’Atlantique en tension : États-Unis, OTAN et dépendance stratégique
Les États-Unis demeurent le cœur musculaire de l’Occident, mais ne sont plus son centre de gravité spirituel. Pendant des décennies, l’architecture européenne reposait sur une certitude quasi théologique : l’Amérique serait toujours là. Cette certitude se fissure. Non par abandon, mais par déplacement.
L’OTAN devient un paradoxe vivant. Plus ses budgets augmentent, plus son angoisse structurelle apparaît. Ce que les Européens redoutent n’est pas l’ennemi mais le vide laissé par un possible retrait américain.
L’Europe veut l’autonomie, mais dépend encore des technologies, des doctrines, des satellites, des réseaux de commandement américains. Une souveraineté empruntée reste une fragilité. Washington regarde désormais ailleurs : vers l’Indo-Pacifique, vers la Chine, vers sa propre fatigue impériale. Ce n’est pas une fuite. C’est une translation du centre du monde.
L’OTAN cesse d’être seulement une alliance défensive. Elle devient une structure de transition historique, tentant de transformer un monde unipolaire sans qu’il ne s’effondre.
L’Amérique ne quitte pas l’Europe. Elle cesse simplement d’en être le destin.
Asie : discipline, continuité, préparation
Face à l’Europe, l’Asie ne vit pas un « retour » de la puissance. Elle ne l’a jamais abandonnée.
La Chine ne dramatise pas la guerre. Elle l’intègre. Elle ne la pense pas comme rupture, mais comme instrument parmi d’autres dans la gestion des équilibres. Il ne s’agit pas de bellicisme, mais de continuité civilisationnelle.
Là où l’Europe débat, la Chine planifie.
Là où l’Occident moralise, Pékin structure.
Civil et militaire ne sont pas séparés. Ils participent d’une même matrice où la puissance est la condition de l’ordre, non sa négation.
Le Japon, quant à lui, illustre une autre trajectoire : celle d’une civilisation traumatisée qui réapprend lentement à intégrer la force sans renier sa mémoire. Ce processus est plus décisif qu’un budget. Il montre qu’on ne survit pas à l’impuissance.
Anthropologie d’un continent fatigué
Le point de rupture n’est pas Moscou ni Pékin. Il est intérieur.
L’Europe est une civilisation fatiguée, non militairement, mais spirituellement. Elle a déplacé le centre du politique vers la protection, le confort, l’allongement de la vie individuelle. Le citoyen tragique a été remplacé par un individu gestionnaire de son bien-être.
Une société organisée autour de la suppression maximale du risque ne peut penser la guerre que comme obscénité.
La phrase du général français n’a pas choqué parce qu’elle était excessive. Elle a choqué parce qu’elle était anthropologiquement incompatible avec l’homme européen contemporain.
De Hobbes à Schmitt : le retour du tragique
Hobbes le savait : l’État naît de la peur.
Carl Schmitt l’avait formulé : le politique naît de la distinction entre ami et ennemi.
Foucault l’avait pressenti : les États modernes ne gèrent pas seulement la vie, mais organisent la possibilité de la mort.
Nous quittons un monde de gestion. Nous entrons dans un monde de péril. Ce n’est pas un retour à la barbarie. C’est un retour à la vérité structurelle du politique.
Le scénario réel : ni guerre, ni paix
Le futur dominant n’est pas la guerre totale.
Ce n’est pas la paix stable.
C’est un monde de veille permanente : pas de guerre déclarée, pas de paix vécue, budgets militarisés, technologies sécuritaires intégrées au quotidien, citoyens progressivement habitués à la vulnérabilité
La démocratie ne disparaît pas.
Elle devient nerveuse.
La solitude française
La France occupe une place singulière : puissance nucléaire, siège au Conseil de sécurité, mémoire lourde du XXe siècle mais société traversée par le doute.
La question française n’est pas militaire. Elle est civilisationnelle : sommes-nous encore capables de penser la perte sans sombrer dans le nihilisme ?
La dignité du tragique
Les civilisations ne meurent pas de la guerre. Elles meurent de l’incapacité à la penser. La paix n’est pas un droit. Elle est une victoire provisoire.
L’Europe a vécu comme si elle était éternelle.
L’Amérique agit comme si elle devait se déplacer.
La Chine agit comme si elle devait durer.
La Russie agit comme si elle devait résister.
Et la France, aujourd’hui, se tient devant une phrase trop lourde pour être une maladresse :
" accepter la possibilité de perdre ses enfants "
Ce n’est pas une préparation à la guerre.
C’est une tentative douloureuse de redevenir une civilisation adulte.



